Liens entre drogue et football colombien: Interview exclusive de Victor Massias pour le livre : "La Narcos League"
Dans les décennies tumultueuses des années 1980 et 1990, le football colombien a connu une ascension fulgurante, rivalisant avec les géants argentins et brésiliens grâce aux liens avec l'argent du trafic de drogue. Victor Massias, journaliste passionné par l'Amérique du Sud, plonge profondément dans le captivant univers du football colombien dans son livre, "La Narcos League - Argent sale et football colombien" aux éditions L'Harmattan.
Dans cette interview exclusive, nous nous entretenons avec Victor Massias pour découvrir les vérités derrière l'essor du football colombien, où blanchiment d'argent et luttes de prestige ont transformé le paysage footballistique. Alors que le pays assistait à l'arrivée de talents exceptionnels et que le terrain de foot devenait une mesure de rivalité pour les cartels, Massias dévoile un récit captivant qui expose un aspect du football rarement vu auparavant.
90min a eu le privilège de s'entretenir avec lui et de discuter de ce sujet passionnant.
Alexis Amsellem : Je suis ravi de te recevoir chez 90min pour ce retour et pour la sortie de ton livre "La Narcos League - Argent sale et football colombien" aux éditions L'Harmattan. Tu reviens chez 90min puisque tu as pu travailler un petit peu avec nous, il y a quelques années. Tu es journaliste, tu es basé au Havre et tu es également le manager du compte Instagram "kepasa.al", c'est bien ça ?
Victor Massias : Oui, c'est ça. "kepasa.al", c'est plus une passion, un passe-temps. Il y a un mec qui m'a dit que j'étais un puriste. Je ne sais pas si c'est forcément le mot. C'est pour le plaisir de parler de l'Amérique latine et de m'enrichir de l'Amérique latine. Sinon, mon travail, c'est 76actus.
Alexis : Justement, le centre de l'actualité, c'est ton livre sur le trafic de drogue en Colombie et ses relations avec le football. Forcément, ma première question, c'est qu'est-ce qui t'as poussé à explorer ce lien entre l'essor du football colombien et les narcotrafiquants dans les années 1980/90 ?
Victor : Je suis parti vivre en Colombie en 2019, parce que j'avais envie de connaître l'Amérique du Sud. Des amis colombiens m'ont recommandé Medellin, donc j'habitais là-bas. Et ce livre, c'est presque une obligation de l'avoir fait. Je suis arrivé en discutant avec des personnes pour des articles de foot. Et à droite, à gauche, je me suis rendu compte qu'il y avait une foule incroyable d'histoires. Des petites ou des grandes, sur tel ou tel club. Certaines sont connues de tous, mais d'autres pas du tout. En France, à part l'assassinat d'Andrés Escobar et la fois où Diego Maradona est allé jouer dans la prison de Pablo Escobar, on ne connaît pas grand-chose.
On va revenir un petit peu ces histoires, et particulièrement la première que tu as pu évoquer. On la connaît, mais seulement partiellement. Tu l'abordes dans ton livre et de manière beaucoup plus approfondie.
Il y a déjà des articles qui existent. Sur cette affaire, je ne révèle rien de gros. Il y a vraiment beaucoup d'histoires. Je me suis moi-même arrêté dans mon enquête, parce que j'en avais assez. Si j'avais voulu, je me suis tellement passionné pour ces histoires-là, que j'aurai pu continuer. Des histoires de ce genre, tu en as à l'infini. Tu peux toujours creuser, trouver d'autres personnages qui ont fait d'autres trucs encore plus fous, tout le temps. La pelote de laine que tu tires, elle n'a jamais de fin.
Je ne pouvais pas en faire un seul article, tant il y avait des histoires. Je me suis donc lancé dans un livre. Je n'avais pas prévu d'écrire un livre à la base. C'était toutefois dommage de passer à côté d'un sujet comme ça. C'est tellement intéressant. Quand j'en parlais à des amis, journalistes ou pas, ils étaient tous fascinés. Il y a eu la série "Narcos" qui est venue rajouter un peu de mythe là-dessus.
"Je voulais expliquer que les trafiquants de drogue ne sont pas des mecs cools et que ce n'est pas stylé de vendre de la drogue."
- Victor Massias
Une série que les Colombiens n'aiment pas trop d'ailleurs...
Moi non plus ! Ça donne l'image des Américains qui sauvent le monde, comme d'habitude. Il y a beaucoup de choses inventées. On ne sait pas vraiment où est la frontière entre ce qui est romancé et ce qui est réel. Tu t'y perds forcément. Ça peut réellement porter à confusion.
Il y a aussi l'exaltation du personnage, qui est un narcotrafiquant. C'est un petit peu problématique !
C'est surtout ça que j'ai voulu faire dans ce livre. Je voulais expliquer que les trafiquants de drogue ne sont pas des mecs cools et que ce n'est pas stylé de vendre de la drogue. Pablo Escobar, ce n'est pas un Robin des bois. Que ce soit lui ou beaucoup d'autres, c'est le classique du trafiquant de drogue. Dans la mafia sicilienne, américaine, c'est toujours de se faire passer pour le Robin des bois, d'aller aider les pauvres. Il ne faut pas que les gens croient en ça.
Toutes les séries et tous les films sur le sujet, les gens qui regardent ça sont en admiration. Je parle de ce sujet, mais j'essaye d'en parler différemment de "Narcos". Je n'ai rien à gagner. Je te dirai mon contrat, tu pleurerais à ma place tellement que je n'ai pas d'argent à gagner avec un livre comme ça. C'est juste pour expliquer les choses.
Ce qui t'intéresse, c'est donc de relater les liens qui existent entre le football et les narcotrafiquants.
Je parle beaucoup de trafic de drogue et de foot. J'explique aussi des éléments de contexte, de la politique, de la situation économique du pays, de la culture colombienne, dont moi, je suis tombé amoureux tellement c'est riche. Je parle donc de beaucoup de choses de l'Amérique latine en général. Oui, il y a le narco football, mais il y a tout ce qui tourne autour. Tu ne peux pas comprendre ce que c'est le narco football, en étant français, sans savoir ce que c'est la Colombie. Si tu prends un film, tu ne peux pas comprendre à quel point un personnage est important.
J'essaie de l'expliquer. C'est ce qui peut rendre ce livre parfois compliqué sur certains passages. En étant français, tu vas découvrir tous les noms. C'est peut-être un peu dur de se rappeler qui est qui. J'ai donc fait un gros travail de réexplication, de remise en contexte à chaque chapitre. Mes premiers relecteurs étaient perdus. Il faut bien tout réexpliquer, à chaque fois, de A à Z !
Tu peux nous expliquer comment les trafiquants de drogue colombiens ont investi le football et dans quel but.
Dans les années 1960/70, la Colombie est frappée par une très grosse crise financière. À l'époque, celle qui domine le marché de la marijuana, c'est surtout la Jamaïque. Sauf que les Américains commencent à faire la guerre à la Jamaïque et à ses gros fournisseurs de marijuana. Ils arrivent à fermer leur approvisionnement, ce qui ouvre les portes aux trafiquants de drogue. Les Colombiens ont une bonne situation géographique, parce qu'ils sont ouverts sur les deux océans et ils sont plutôt proches des États-Unis. Les Colombiens se sont glissés là-dedans. Il y a eu beaucoup de trafic de marijuana, ensuite de cocaïne, parce que ça rapporte forcément plus d'argent.
Et pendant ce temps-là, les riches industriels colombiens perdent beaucoup d'argent à cause de la crise. L'État a besoin de liquidités. Là, il voit les narcotrafiquants arriver dans les banques, avec beaucoup d'argent. Il sait très bien d'où vient l'argent, mais il ferme les yeux et accepte. L'argent du trafic de drogues devient presque légal. L'État colombien fait comme s'il n'avait pas vu. Ça permet à beaucoup de trafiquants de drogue, qui étaient pauvres à la base, de s'enrichir bien plus que ceux qui étaient riches à la base. C'est comme ça que les clubs de foot sont vendus par les riches industriels, qui ont besoin de récupérer de l'argent. Ça pouvait alors être des entreprises de café, d'automobiles etc...
C'est ce qu'on a vécu en France à une autre époque, avec Sochaux par exemple. Mais cette fois-ci, les propriétaires ont besoin de liquidités. Il y a une crise économique due à la politique américaine contre le communisme. Ça appauvrit les riches institutionnels et ça fait monter le trafic de drogue qui lui prend son essor.
Et c'est comme ça qu'ils commencent à dire : "tu as besoin d'argent ? Je vais te reprendre Millonarios. Toi aussi, tu as besoin d'argent ? Je vais te reprendre l'América de Cali...". Et du coup, ils rachètent, ils rachètent, ils rachètent...
On comprend pourquoi les clubs de foot, et ceux qui les détiennent, acceptent l'argent des trafiquants. Mais pourquoi les trafiquants décident d'aller vers les clubs de foot ?
Ils aiment tous beaucoup le foot. Ils sont fans de ballon. Le cartel de Cali, surtout Miguel Rodriguez, il est fan de foot, Pablo Escobar adore le foot, Gonzalo Rodriguez Gacha, qui est un grand trafiquant de drogue, et propriétaire de Millonarios, adore le foot. Ça fait partie de la culture du pays, donc forcément, il adore le ballon. C'est déjà l'une des premières choses qui explique pourquoi ils vont investir pour leur plaisir personnel. Et forcément, c'est aussi pour blanchir de l'argent. Dans ton stade, tu déclares que tu as accueilli 20 000 personnes à 5 000 pesos. En réalité, tu déclares quelque chose de totalement différent et tu blanchis la différence.
Il y a aussi une troisième chose, avec les paris truqués. Ce n'est pas avec ça qu'ils s'enrichissent. Ils se font tellement d'argent avec les trafics de drogue et d'êtres humains. Ils n'ont pas besoin des paris pour s'enrichir, mais ça fait partie du jeu encore. C'est pour s'amuser ! Il y en a qui ne se font même pas d'argent. Il y en a même qui perdent plus d'argent qu'ils en gagnent avec leur club de foot.
Donc c'est vraiment un plaisir pour eux, ils se font un kiff !
C'est ça, c'est surtout du plaisir. J'ai d'ailleurs oublié un quatrième volet. Et c'est peut-être le plus important ! C'est pour montrer qui est le plus fort, forcément. Au-delà du statut social, pour montrer à l'autre cartel, qu'il est plus fort. Quand l'América de Cali joue contre un club de Medellin. En vérité, c'est le cartel de Cali qui joue contre le cartel de Medellin. Il y a aussi cette dimension-là. Chacun veut montrer que, sur le terrain, c'est plus fort. C'est pour ça qu'il y a une pression immense sur les joueurs de foot, comme on a pu le voir avec Andrés Escobar.
Je voulais qu'on aborde la mort malheureuse d'Andrés Escobar. On a l'histoire en tête. C'est un joueur de l'équipe colombienne qui va au Mondial 94. Une équipe colombienne qui est annoncée comme l'une des favorites, même par Pelé. Et elle sera éliminée dès la phase de groupes, avec notamment un match contre les États-Unis où ce défenseur gaucher très talentueux marque un but contre son camp et se fera assassiner derrière. Tu racontes dans ton livre à quel point, déjà avant le match, il y a eu une pression énorme sur la sélection colombienne.
On est quand même en 1994, une époque où Pablo Escobar est mort depuis un an. On est sur un premier déclin du narco football en Colombie. L'âge d'or du narco football en Colombie, ce sont les années 80. Mais c'est quelque chose qui est ancré dans le football colombien. Ils savent tous comment les choses fonctionnent. Aucun n'a pu passer à côté d'un narcotrafiquant. Ils vont à la Coupe du monde en sachant qu'il y aura une grosse pression. En plus de ça, ils reçoivent des menaces via leurs entraîneurs, via des coups de fil pour des paris truqués. On ne sait pas vraiment. Il y a cette rumeur tenace des paris truqués, qui est certainement réelle parce qu'il y en avait partout.
Et comme tu as pu nous le dire un peu avant, ils n'ont pas vraiment besoin des paris truqués...
Ce n'est pas forcément un enjeu. Mais dans tous les cas, s'ils ont misé beaucoup d'argent sur la Colombie gagnante, les joueurs savent qu'ils ont des fusils sur la tempe. Ce n'est toutefois pas pour ça qu'André Escobar a été tué. Il y a eu la rumeur des paris truqués, mais je pense que ce n'est pas pour ça. Après l'élimination en Coupe du monde, il y a deux trafiquants de drogue, des anciens du cartel de Medellin, qui l'embête dans un bar. Ils évoquent son but contre son camp. Lui, il n'est pas du genre à faire des ennuis. Il est très bien élevé, donc il accepte plusieurs fois, mais juste avant de monter dans sa voiture, il leur dit de le lâcher...
Ils s'énervent parce qu'il a osé leur répondre. Ils se croient tout permis. Et le passé leur a montré qu'ils ont tous les droits à cette époque. Ils s'embrouillent avec lui et le chauffeur des deux trafiquants, un certain Humberto Muñoz Castro, sort de sa voiture, alors qu'il se réveille d'une sieste. Il tire sur Andrés Escobar à bout portant. Il ne survivra pas sur le chemin de l'hôpital. Ça, c'est le très gros traumatisme en Colombie. Et d'ailleurs, là-bas, on ne parle pas d'Andrés Escobar, on dit juste Andrés.
On voit ici à quel point les narcotrafiquants ont eu de l'impact. Tu le racontes bien sur les clubs. Mais comment ça se passait au niveau de la compétition ? À quel point elle était truquée et à quel point elle était impactée par ces cartels ?
Sur le championnat colombien, il y a tellement d'exemples. Je vais parler de l'équipe qui a quasiment gagné tous les championnats, c'est l'América de Cali. C'est le club du cartel de Cali. Le cartel de Cali, est géré par quatre personnes, mais surtout deux frères, Gilberto et Miguel Rodriguez Orejuela.
Le cartel de Cali, c'est Gilberto qui le gère. Et le club de foot, c'est Miguel. Lui, il connaît bien le ballon. Il fait venir des super joueurs, des grands joueurs colombiens, notamment le Paraguayen, Juan Manuel Battaglia. Il est à deux doigts de faire venir Diego Maradona. Il lui donne son accord, mais il doit se rétracter plus tard parce que son agent lui rappelle qu'il s'est déjà engagé au Barça.
Il fait venir plusieurs des meilleurs joueurs, le meilleur entraîneur. Il veut le top du top et il y parvient parce qu'il gagne quasiment tous les championnats. Il va trois fois en finale de la Copa Libertadores. Il perd une fois logiquement, une autre fois plus ou moins logique...
Qu'est-ce que tu sous-entends par plus ou moins logique ? Extra-sportif ou sportivement ?
Oui, c'est sportivement ! Contrairement à l'Atlético Nacional, qui a triché en 1989, il ne triche pas pour gagner la Copa Libertadores. Pour la dernière finale perdue, si jamais il y avait les mêmes règles qu'aujourd'hui, c'est-à-dire le score cumulé, l'América de Cali l'aurait remporté. À l'époque, ce n'était cependant pas comme ça. Si tu avais gagné un match et que l'autre équipe gagnait le deuxième match, peu importe le score, il y avait un troisième match. C'est un peu comme les finales NBA.
Du coup, l'América de Cali gagne beaucoup de choses. Parce qu'ils ont des bons joueurs, mais aussi parce qu'ils achètent des arbitres. Ils achètent à foison. Ça parle de dopage aussi. Il y a des tas de témoignages qui disaient que dès qu'un joueur du cartel de Cali, faute ou pas, à deux mètres de la surface de réparation, il y avait penalty. Forcément, ça tâche les carrières et les résultats de grands joueurs. Est-ce que ça enlève quelque chose à leur talent ? C'est un autre débat. Dans tous les cas, le palmarès de l'América de Cali, avec de nombreux titres gagnés à cette époque-là, restera taché par le trafic de drogue.
"La carrière de Rodriguez a été poussée par un trafiquant de drogue."
- V.M.
C'est pareil pour le club de Millonarios. Il appartenait donc à Gonzalo Rodriguez Gacha, très grand trafiquant de drogue au même niveau que Pablo Escobar. Il était surnommé El Mexicano. C'était un Colombien, mais il adorait le Mexique. Je vais mettre les choses dans l'ordre. Le Millonarios gagne deux titres en 1987 et 1988 et lui décède en 1989. En 2012, il y a le président de Millonarios de l'époque, Felipe Gaitan, qui propose de supprimer ces deux titres.
Il pensait alors être suivi par le gouvernement, qui l'a suivi timidement, et par les autres présidents de clubs. Il fallait faire quelque chose pour laver le passé. Sauf que déjà, les anciens joueurs, ils n'acceptent pas qu'on leur dise qu'ils ont gagné parce qu'ils ont triché. Et forcément, les supporters... Ils déploient même une grande banderole à l'effigie de Gonzalo Rodriguez Gacha dans les tribunes. Felipe Gaitan se prend un tsunami de critiques. Il est obligé de démissionner puisque personne ne l'a suivi. Il termine humilié et détesté par tout le monde.
Tu as beaucoup d'autres clubs. Pour moi, il y a un club qui est très intéressant. C'est le club d'Envigado, dans le sud de Medellin. Il a été créé par des trafiquants de drogue et des sicario du cartel de Medellin en 1989. Tout le monde est au courant que ce club est créé par un cartel. Ce cartel est toujours en activité et s'appelle la Oficina de Envigado. C'est le plus vieux cartel encore en activité en Colombie. Au début, c'est pour se faire plaisir et ce n'est pas du tout pour gagner des titres, pour faire venir des joueurs. Et c'est de ce club qu'est sorti un certain James Rodriguez avec l'aide d'un des fondateurs de ce club et ami d'enfance de Pablo Escobar.
C'est une histoire qui est peu connue aussi. La carrière de Rodriguez a été poussée par un trafiquant de drogue. Pareil pour Juan Quintero, qui est un peu moins connu. Mais c'est quelqu'un qui est venu jouer en France, qui a percé un peu à Porto.
Effectivement, il était passé par le Stade Rennais, Juan Quintero.
Il est passé à Rennes, c'est ça. Sans grand succès, mais il était passé à Rennes.
Quand il arrive, il était très attendu d'ailleurs.
Il avait été très bon à Porto. C'était un bon joueur technique. Souvent, les joueurs colombiens sont bons mais déçoivent un peu dans leur carrière. Tu imagines toujours qu'ils auraient pu faire plus.
Pour revenir à James Rodriguez, le gars s'appelle Gustavo Upegui. C'est un trafiquant de drogue, ami de Pablo Escobar. C'est un mec dangereux, qui a déjà fait un peu de prison. Mais tout le monde me la décrit comme un visionnaire du foot. C'est assez dingue. Tout le monde m'a dit qu'il avait un sixième sens. Il arrive à repérer le talent chez les joueurs. C'est pour ça qu'il y a beaucoup de joueurs qui sont sortis d'Envigado. Des joueurs comme Fredy Guarin, Dorlan Pabón ou Giovanni Moreno. Ils ont été internationaux colombiens.
Et c'est Gustavo Upegui qui a pu les repérer. Il voulait repérer des jeunes et les faire progresser. C'est pour ça que la devise du club, c'est le centre de formation des héros. Lui, il connaît tous les joueurs du club et leur date de naissance. Il passe son temps à les regarder jouer, toute la journée sur les terrains. C'est un fan de foot, vraiment. Ça n'empêche pas que ce soit une ordure. Il adore un tournoi qui est organisé tous les débuts d'année à Medellin qui s'appelait à l'époque la Pony Futbol.
Désormais, ça s'appelle la Baby Futbol. Je suis allé voir ça. C'est assez fascinant. Les gamins et les gamines ont 10/12 ans. Ils font un tournoi, mais dans des conditions de pros. Les matchs sont retransmis à la télévision, avec des interviews, équipementier, sponsor... Il faut payer pour entrer. Les parents chantent dans les tribunes, c'est assez impressionnant. Ça me met un peu mal à l'aise de mettre ces gamins dans ces conditions-là, mais c'est un autre débat. Lui, il est hyper excité avant d'aller à ce tournoi à chaque fois. Il l'est encore plus au début des années 2000, parce qu'il y a un gamin qui vient de Tolima.
C'est une autre ville en Colombie. En fait, il y en a deux qui crèvent l'écran, mais c'est surtout James Rodriguez. Il finit meilleur buteur, meilleur joueur du tournoi, champion et il met un corner rentrant en finale. Gustavo Upegui n'attend même pas la fin du tournoi. Il fait deux passes décisives contre Envigado. Il va voir ses parents et va leur dire qu'il veut le recruter. Il a trouvé un travail au beau-père de James. Il trouve une maison à quelques pas du centre d'entraînement. La famille de James Rodriguez finit par emménager dans le sud de Medellin, à Envigado. Le problème, c'est que le joueur est trop frêle et là, il faut lui payer des hormones de croissance.
Dans la biographie qui est sortie sur James Rodriguez, on dit que les hormones de croissance sont les mêmes que Lionel Messi. C'est faux. J'ai rencontré le médecin, qui s'occupait du traitement de James Rodriguez et celui qui était un peu l'homme à tout faire. Ils m'ont dit que c'étaient des petites gélules qui ne coûtaient pas si cher et qui ont été payées par le club. Elles ont permis à James Rodriguez d'être assez fort physiquement. Et il y a eu un dernier coup de pouce de Gustavo Upegui, à ses 14 ans. Gustavo Upegui dit qu'il est prêt. Mais le coach Hugo Castano, que j'ai rencontré aussi, est un sacré personnage. Il ne voulait pas le faire jouer, puisqu'il n'avait que 14 ans. Mais Upegi le force à le faire jouer et James Rodriguez devient, à ce moment-là, le deuxième joueur colombien le plus jeune à jouer dans le championnat colombien.
Il entre en jeu à 24 minutes de la fin. Il fait un petit pont. Il met une frappe sur le poteau, il impressionne tout le monde et depuis, il n'a plus perdu sa place. Après, il a connu le parcours qu'on connaît, où il est parti à Banfield en Argentine et ensuite à Porto, à Monaco, au Real Madrid...
Je voulais revenir un petit peu au championnat colombien. Tu disais qu'à la fin, les cartels s'affrontaient, avec des corruptions d'arbitres. Qu'est-ce qui se passe quand deux cartels veulent corrompre l'arbitre ?
En gros, c'est à celui qui paiera le plus.
J'imagine bien que l'arbitre ne va pas aller vers le moins cher. Mais il ne se fait pas menacer par l'autre cartel ?
C'est déjà arrivé. Après des témoignages d'arbitres, il y en a évidemment très peu. L'arbitre, c'est juste un pion. Ils discutent entre eux. En général, ils disent à l'arbitre qu'ils ne paient pas pour qu'il siffle pour nous. Il est payé pour qu'il siffle bien, qu'il soit juste. Évidemment, l'arbitre veut bien siffler. Mais si c'est Pablo Escobar qui te dit ça, tu vas bien siffler pour lui.
Donc évidemment, c'est déjà arrivé ces problèmes. Mais les cartels se mettent d'accord entre eux. Il y a des arbitres qui ont disparu. Enlever ou tuer. C'est arrivé plusieurs fois. En fait, ils n'étaient que des victimes. Beaucoup disaient, surtout après 1988, où il y a eu une vague d'enlèvements, qu'ils partaient de chez eux sans savoir s'ils allaient revenir.
Et c'est pareil pour les joueurs. Ils peuvent être corrompus, soudoyés...
Des corrompus, il y en a eu. Mais surtout, il y en a qui ont failli y rester. J'ai discuté avec un mec très connu en Colombie, qui s'appelle Pedro Sarmiento. Il a trempé dans des histoires comme ça. Il a joué plusieurs années à l'Atlético Nacional, au club de Medellin. En 1985, il part pour l'América de Cali, qui est donc le club du cartel de Cali. Il reste trois ans là-bas. Un jour, il se fait séquestrer, avec sa belle-famille, lorsqu'il rentre à Medellin pour la voir. Il est relâché, mais sa belle-famille se fait tuer.
Il a trois beaux-frères et ses deux beaux-parents, quelque chose comme ça. Ils sont tous tués parce que le cartel de Medellin pensait que Pedro Sarmiento, en partant l'América de Cali, avait donné des informations sur le cartel de Medellin. Quelques années plus tard, les Sicarios qui ont fait le coup sont venus le voir. Ils lui ont présenté des excuses en lui disant qu'ils s'étaient trompés. Il m'a raconté ça un peu à contrecœur. C'est pour ça que je ne me suis pas trop étalé dessus dans le livre. C'est juste l'espace de quelques lignes. Mais pour moi, ces quelques lignes sont très fortes parce que ça montre vraiment qu'il était innocent.
Ils se sont fait tuer pour des histoires avec lesquelles ils n'avaient rien à voir. Disons qu'eux, ils n'ont pas eu la même chance que Ricardo Gareca, qui est connu. C'est un ancien joueur argentin et ancien sélectionneur du Pérou et donc lui, il jouait à l'América de Cali. Un jour, Pablo Escobar veut donner un coup très fort à l'América de Cali et décide d'aller faire un attentat dans les installations du club pour tuer Ricardo Gareca.
Parce que l'América de Cali est un concurrent de son Independiente Medellin, c'est ça ?
Lui, il soutient les clubs de Medellin, peu importe l'écurie.
Et juste sportivement, il veut tuer le meilleur joueur ? C'est comme si demain, le président de l'OM s'en prenait à Kylian Mbappé au PSG ?
C'est ça. On est sur des années où Pablo Escobar a complètement pété un boulon. Il tue tout le monde. Il fait des attentats sur des innocents pour tout et n'importe quoi. Il va payer des gens pauvres pour aller se faire sauter à droite, à gauche... Et là, s'il se rétracte et ne tue pas Ricardo Gareca, il n'y a qu'une seule version. Je n'ai pas réussi à en avoir d'autres. C'est Popeye, l'ancien chef de ses sicario, qui a pu la donner. Maintenant. Il est décédé en 2020. Il n'est pas forcément fiable. Selon lui, c'est par amour du foot que Pablo Escobar s'est rétracté. Il s'est dit qu'il n'allait pas tuer un mec aussi élégant, qu'il aimait voir jouer. C'est ça la version. On y croit, on n'y croit pas. Moi, je ne sais même pas si c'est vrai. Tout ce que je sais, c'est que c'est la version de Popeye.
Comme tu l'as dit, on connaissait l'attrait de Pablo Escobar pour le football. Quand le gouvernement colombien a eu besoin de dire publiquement qu'il avait mis Escobar en prison, il s'est fait construire une prison avec un terrain de foot à l'intérieur, dans lequel a joué Maradona notamment.
C'est ça. Il faisait venir beaucoup de joueurs. Toute la sélection colombienne a joué là-bas. Pablo Escobar était sur le terrain. Il y avait un arbitre, mais il ne servait à rien. Si Pablo Escobar le voulait, le but était annulé. Si jamais il perdait le match, il changeait de maillot et il passait avec l'équipe suivante. Tant qu'il ne gagnait pas, le match pouvait durer 3h00 de plus. Il fallait qu'il gagne. La prison était à Envigado, collée dans la banlieue de Medellin. On dit que depuis Medellin, on pouvait voir si Pablo Escobar était en train de jouer un match la nuit, parce que l'éclairage était tellement fort.
Il jouait souvent au foot et faisait venir du monde. Et c'est marrant parce que Maradona a admis qu'il est allé jouer dans cette prison. Il y a des témoignages que l'on peut retrouver. Il y aurait vu les plus belles femmes de sa vie, enfin les plus belles prostituées... Il y aurait fait la fête et on imagine quel genre de fête... Quelques années plus tard, il a défendu Pablo Escobar. Et encore quelques années plus tard, il a dit qu'il n'avait jamais vu Pablo Escobar. De toute façon, on sait qu'il y est vraiment allé. Il y a aussi René Higuita qui a parlé de ces matchs à la Catedral.
À quel point le public a conscience que le championnat n'est pas clair ?
C'est une bonne question. Le public, tout le monde sait, c'est impossible de passer à côté. Tout le monde sait, mais tout le monde ferme les yeux. Ça arrange tout le monde de fermer les yeux. Oui, il y a des morts, mais tant que ce n'est pas toi qui est mort... Tu vois quand même certains des meilleurs joueurs du continent, tu vois du spectacle, les médias te régalent. Il n'y a qu'un seul média en parle, c'est El Espectador. Sinon, les médias se taisent. Forcément, les journalistes qui en parlent, ils auront des soucis.
Et ça fait vendre des journaux aussi. Ils font plus de pages de sport et les gens s'intéressent. Il y a une phrase que m'a dit une personne dans le livre, c'est "tant que le ballon roule, tout va bien". Tant que l'économie tourne qui va se plaindre, à part les familles des gens qui décèdent ? Les gens savent. La preuve, comme je le disais tout à l'heure, les supporters de Millonarios ont sorti une banderole à l'effigie de Gonzalo Rodriguez Gacha. Au final, ils sont presque en train de le remercier. Certains sont reconnaissants à ces trafiquants de drogue de leur avoir permis de vivre autant d'émotions.
Personnellement, je ne comprends pas. Quel est l'intérêt et d'où vient l'émotion d'une compétition que tu gagnes autrement que par le sportif ? Je veux bien qu'on fasse la différence si tu as un trafiquant de drogue à la tête de ton club, tu n'en es pas responsable. Mais que cet argent serve à corrompre des joueurs adverses ou des arbitres. Où est la valeur du titre que tu gagnes déjà ?
Je pense qu'on est plus sur la mentalité humaine et du supporter. Là, tu réfléchis comme quelqu'un d'objectif, mais un supporter par définition, il n'est pas du tout objectif. Un supporter, même si l'arbitre est acheté, il fermera les yeux là-dessus.
Je n'arrive pas à le concevoir. Demain, je suis supporter du Paris Saint-Germain. Si le PSG gagne en ayant corrompu un arbitre, ça me tue tout le bonheur que ça pourrait me procurer.
Je comprends. Mais est-ce que si ça c'était passé à l'époque où tu joues le maintien contre Sochaux ? J'ai un pote qui est fan de Millonarios. J'en discutais justement l'autre jour avec lui. Les preuves sont évidentes. Il y a eu des condamnations de la justice. C'est impossible de dire que Millonarios n'a pas volé ces deux titres-là. Mais lui, ce qui me dit que ce n'est pas vrai et que tout le monde faisait pareil. Ils ont l'impression de jouer à armes égales. C'est un peu comme le cyclisme. On va te dire qu'un coureur est dopé, mais qu'un autre aussi. Et j'entendais un débat le jour des 30 ans du titre de l'OM. Il y en a plein qui te disent, les émotions, on a pu les vivre et ils prennent le même argumentaire de dire que les autres trichaient aussi.
Leur joie, elle vient de ça. Par exemple, la Copa Libertadores gagnée par l'Atlético Nacional, elle s'impose aux tirs au but. On est sur une tragédie incroyable qui va très très loin. Il y a 2 - 2. À la fin, ils ne pensent même plus à ça. Même si sur ce match-là, les arbitres étaient corrompus. Ils sont juste trop contents parce que forcément, il y a l'âme de supporter. En plus eux, ils ne vivent pas le sport comme nous. On est beaucoup plus rationnel. Et en Amérique latine, tout est plus fou, tout est plus exubérant.
Comment expliques-tu qu'il y ait moins de rationalité en Colombie ?
Je pense que c'est une question de culture. Je suis allé voir un derby de Medellin avec les supporters de l'Independiente contre le National. On était sur une toute petite partie du stade. Et tout le stade était vert, aux couleurs du National, c'était incroyable. Je n'ai jamais vu un stade comme ça de ma vie, ça ne faisait que chanter. Sur le terrain, il n'y avait rien à voir. Ça ne jouait pas bien, mais par contre, dans les tribunes... Tout le monde chantait, tout le monde criait dans tous les sens ça dansait, ça faisait la fête.
En Europe, c'est plus compliqué. C'est une autre culture. Pour le meilleur ou pour le pire, Il y a des bons et des mauvais côtés, mais pour tout ce qui est le côté festif, joyeux... Tous ceux qui sont allés en Amérique latine reviendront en disant ça, que c'est totalement différent. Tu vois les Argentins comment ils ont célébré leur Coupe du monde ! Nous, on l'aurait célébré, mais eux, ils sont encore en train de déambuler.
Est-ce que tu peux me parler du seul club qui n'a pas été repris par des narcotrafiquants ? Le Deportivo Cali !
À la base, le cartel de Cali voulait racheter le Deportivo Cali. En arrivant, il s'est toutefois rendu compte de deux choses. La première, c'est que le Deportivo Cali n'avait pas besoin de son argent parce qu'il y avait un mécène qui avait déjà beaucoup d'argent. D'où venait l'argent du mécène ? Pas du trafic de drogue, c'est sûr. Il avait ses affaires, lui. Mais est-ce qu'il ne faisait pas des affaires avec des entreprises de trafiquants de drogue ? Peut-être. Je ne pense cependant pas qu'on puisse dire que c'était de l'argent sale. Il ne faisait rien d'illégal. ll y avait de l'argent propre qui permettait d'alimenter le club qui était bien organisé, avec des gens très droits. Il y a eu de la corruption. Ils ont payé des arbitres. Mais voilà, on va dire que ça faisait tellement partie du jeu.
Il n'était pas tenu par des trafiquants de drogues, mais les méthodes étaient similaires.
Les méthodes étaient similaires. En fait, c'était une manière de gagner des matches et de ramener des supporters au stade. Parce qu'avant le Deportivo Cali, c'était un très grand club qui gagnait tout. Et l'América de Cali, c'est un club faisait pitié, qui ne gagnait rien. Tout s'est inversé. Il fallait donc qu'ils survivent aussi sportivement. Et la deuxième raison pour laquelle le cartel n'a pas pu rentrer dans le club, c'est parce qu'il faut 2000 socios. C'est la base du Deportivo Cali.
Il faut avoir 2000 socios dans le club, ce qui empêche naturellement d'avoir un actionnaire majoritaire. C'est comme ça que le Deportivo Cali s'est protégé pendant toutes ces années. Je pensais aussi qu'il y avait un deuxième club qui n'avait pas trempé dans ces histoires : le Junior de Barranquilla. On savait qu'il était détenu par une famille sulfureuse. La famille Char qui est toujours là. Elle trempe dans des trucs pas nets, mais on ne savait pas vraiment lesquelles. Et c'est l'année dernière, au moment où je finalise le livre, qu'il y a des révélations, je tombe sur beaucoup d'articles.
Trafic de drogue, corruption… Beaucoup d'enquêtes tombent. J'ai dû réécrire une partie du livre, une fois que je me suis rendu compte de tout ça. Donc le Junior de Barranquilla est dans la même liste que les autres.
On a évoqué aussi les dangers qui guettaient les joueurs au début. Il y a des menaces de mort etc... Est-ce que quand les joueurs partaient en Europe, ils continuaient d'être sous pression ? Je pense à Carlos Valderrama, qui jouait à Montpellier.
Il faut savoir que c'était avant l'arrêt Bosman, donc c'était compliqué d'aller en Europe. En général, ça ne les suivait pas. Après Carlos Valderrama, bizarrement, il n'a rien eu. Il n'est pas du tout sali par ces histoires-là, contrairement à René Higuita. Ça a toujours été un mec hyper propre. Je pense que c'est vraiment un bon gars Carlos Valderama. Après, ça n'empêche pas qu'il y ait des mecs qui ont trempé dedans, qui étaient des bons gars aussi. Des fois, tu n'as pas le choix.
Lui, il avait le pouvoir, le statut pour dire non aussi. Il y en a très peu qui l'avait. Quand il est venu en France, quand il est venu en Europe, il n'a pas eu de problème avec ça. Mais René Higuita quand il est venu en Europe, il n'a pas de problème non plus. La preuve ça a été presque une parenthèse. J'allais dire doré, mais pas sportivement, parce que ça s'est mal passé en Espagne, à Valladolid. Avant de partir en Espagne, il a dû aller voir Pablo Escobar en prison pour lui demander l'autorisation. Parce qu'il jouait à l'Atlético Nacional. Et Pablo Escobar a accepté.
Une fois que René Higuita est rentré d'Espagne, quelques mois après, il retrempe dans des affaires. Il avait joué l'intermédiaire dans une affaire d'enlèvement d'un des principaux blanchisseurs du cartel de Medellin. Il a fini en prison, pour neuf mois. C'est pour cela qu'il n'est pas à la Coupe du monde 1994 d'ailleurs. Il a été innocenté en 2008, mais quand il est rentré, les ennuis ont repris.
Et justement derrière, comment la Colombie s'en est sortie ?
Il y avait trois principaux vers. Le premier, c'est le cartel de Medellin. Il y a deux vers qui sont Pablo Escobar et Gonzalo Rodriguez Gacha. Ce dernier meurt abattu par la police en 1989, Pablo Escobar meurt en 1993. Le troisième, c'est le cartel de Cali. Eux, ils sont arrêtés en 1995. Ils sont mis derrière les barreaux. Maintenant, il y en a un qui est mort en prison, il a quelques mois, et un qui est encore vivant aux États-Unis. Il sort dans quelques années.
Une fois qu'ils sont partis des clubs, à part à Medellin vu que Pablo Escobar n'était pas vraiment le propriétaire, l'América de Cali sombre dans la crise, Millonarios sombre dans la crise et beaucoup de clubs sombrent comme ça. Il y a des clubs secondaires dont j'ai parlé, comme l'Independiente Medellin, qui ont aussi eu des problèmes financiers. Quand ces têtes-là, qui tenaient le trafic de drogue de tout le pays meurent, les gros cartels explosent. Les petits cartels se font la guerre. Ils ont toutefois moins de pouvoir. C'est le bordel et ils s'en vont du foot. En plus, l'État colombien en profite pour nettoyer le foot. Maintenant, ils n'ont plus peur. Les trois mecs menaçants, qui étaient plus fort que l'État colombien, ne sont plus là.
Désormais, tu peux faire le ménage un peu plus sereinement. Je ne dis pas qu'il n'y a plus de trafic de drogue, mais plus à la même hauteur. Les clubs de foot perdent de l'argent, les meilleurs joueurs repartent dans leur pays, à l'étranger ou ailleurs. Ils vont en Argentine, en Uruguay et au Brésil forcément. Le championnat colombien baisse donc petit à petit. Toute façon, tout part de l'argent, c'est le nerf de la guerre. Il retourne au niveau est le sien aujourd'hui et qui était le sien avant que les narcos arrivent. C'est-à-dire moyen en Amérique latine, voire pas bon.
On sait que la Colombie a lutté contre le trafic de drogue. Elle a perdu le combat, puis a fini par renverser les choses récemment. Mais au niveau du football, comment le gouvernement colombien a géré ? Est-ce qu'elle laissait faire ?
Le gouvernement colombien a laissé faire pendant très longtemps. En 1983, le ministre de la Justice, Rodrigo Lara Bonilla, est le premier à oser parler. En conférence de presse, il nomme six clubs qui sont impliqués dans des trafics. Tout le monde est choqué. C'était un peu un secret de polichinelle. Là, il ose le dire. Il affiche les clubs sur la place publique. C'est comme ça qu'il s'attire les foudres de Pablo Escobar et du cartel de Medellin qui finiront par le tuer en 1984.
C'est de cette façon que le gouvernement prend d'abord la parole. Ensuite, il y a Carlos Galan qui prend la parole. Il est tué juste avant d'être élu président parce qu'il allait l'être en 1989. Forcément, ça refroidit beaucoup de monde. Il y en a beaucoup qui se taisent. Et il y a beaucoup de lâcheté et forcément de corruption. Ils ne veulent pas s'attaquer à ça parce qu'ils tiennent à leur vie, ce que tu peux comprendre. À leur place, je ne sais pas si je serais allé au front. Surtout si derrière, il y a de la corruption et qu'une personne qui a du pouvoir te dit qu'il va te favoriser.
Par exemple, j'ai une anecdote. En 1994, Ernesto Samper est le futur président. L'histoire se déroule pendant sa campagne électorale. Il y a toute la sélection colombienne, juste avant qu'elle parte à la Coupe du monde aux États-Unis, qui est guidée par des faux agents de sécurité dans un bus. Elle évite les vrais agents de sécurité. Elle va, avec Ernesto Samper, dans la demeure de Miguel Rodriguez, le chef du quartier. Ils font un grand repas.
Il explique alors ce qu'il veut aux joueurs. Si jamais ils parlent bien d'Ernesto Samper lors de la Coupe du monde, en convainquant les gens de voter pour lui, ils récupéreront de grandes sommes d'argent. Il y avait aussi des primes s'ils gagnaient des matches, marquaient des buts... Mais l'objectif, c'est de les convaincre de bien parler d'Ernesto Samper.
Il faut savoir qu'ils sont venus cagoulés, pour ne pas savoir où ils sont allés. C'est un petit détail que je n'ai pas précisé. Et c'est Ernesto Samper qui va être élu président. Lui, il est présent, il leur serre la main. Il trempe complètement avec le cartel de Cali. Donc, il va être élu. Dès son élection, il y a un gros scandale qui éclate, c'est le procès 8000. Il montre à quel point toutes les couches de la société ont trempé dans la corruption, pour permettre à Ernesto Samper d'être élu président.
C'est le cas notamment de Francisco Maturana, le sélectionneur historique de la Colombie, et d'autres joueurs, dont Pedro Sarmiento, dont j'ai parlé plus tôt. Parfois, ça a été prouvé, parfois non. Mais il y a des écoutes. 8000, c'est d'ailleurs pour le nombre de personnes qui ont trempé dans cette affaire. C'est pour montrer que même en 1994, ça continuait à être corrompu. Et c'est le mal de l'Amérique latine. Ça fera toujours partie intégrante de la société malheureusement. Et c'est ce qui gangrènera toujours ces sociétés-là. Même si avant, c'était certainement encore pire, on ne peut pas dire que ça n'existe plus aujourd'hui.
Si bien que je t'ai entendu dire qu'aujourd'hui, après ce livre, tu ne peux plus mettre les pieds en Colombie.
Oui. De toute façon, je le savais en faisant mes investigations là-dessus. À partir du moment où j'ai une clause...
Tu commences même ton livre par dire que tout ce qui est raconté est vrai et que tu vas citer des noms. Tu n'as pas eu peur ?
J'ai peur d'y retourner. Maintenant, je n'ai pas peur, je suis en France. Ils ne s'attaqueront pas à moi ici. D'ailleurs, tous ceux qui ont écrit des livres sur ces sujets-là n'habitent pas en Colombie et ne mettent plus les pieds en Colombie. Sur le moment, quand tu as un quelqu'un qui traîne un peu dans le cartel de l'Oficina de Envigado, pour lequel j'ai le plus creusé, qui te dit que si tu écris ça, tu vas avoir des problèmes... Forcément, tu le prends au sérieux et, sur le moment, et tu baisses les yeux.
"Eux, ils m'ont dit que j'allais avoir des problèmes, sans me dire les problèmes. Je pense qu'on les a tous devinés."
- L'auteur de 'Narcos League".
C'est un conseil bienveillant ou une menace ?
Les deux. Il y en a certains avec qui je me suis très bien entendu, qui m'ont aidé et qui m'ont dit d'éviter ça. Que le jeu n'en vaut pas la chandelle. Qu'il ne fallait pas que je me mette dans ces histoires pour un livre. Si j'étais resté en Colombie, il avait totalement raison. Et puis peut-être que pour certains, le jeu n'en vaut pas la chandelle. Pour moi, il en vaut largement la chandelle parce que j'ai adoré ça.
Mais parfois, tu en avais qui m'aimait moins bien. Il me voyait plus comme un journaliste. Tu es vu comme un fossoyeur, quand tu mets ton nez dans des affaires qui gênent un peu. Eux, ils m'ont dit que j'allais avoir des problèmes, sans me dire les problèmes. Je pense qu'on les a tous devinés. Là-bas, les histoires se règlent à peu près toujours de la même façon.
Malheureusement, je ne pourrai plus jamais retourner en Colombie. Et c'est un adieu douloureux parce que j'ai adoré ça. J'adore ce pays. Mais ça aurait été encore plus douloureux de ne pas sortir ce livre sur lequel j'ai tant travaillé et sur ce sujet. Il n'y a pas un autre sujet sur lequel je connais autant de trucs.
Félicitations Victor. C'est un travail de longue haleine, avec vraiment beaucoup de recherches qui mêle le football, l'histoire de la société colombienne et l'histoire des cartels évidemment. Je rappelle que ton livre est aux éditions L'Harmattan. Il s'appelle "La Narcos League - Argent sale et football colombien". Merci beaucoup Victor d'avoir répondu à mes questions et d'être venu en parler sur 90min.
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